Un Eurélien sur quatre n’a pas accès à l’eau potable. La faute à une pollution entretenue par des agriculteurs puissants, dont l’Etat se rend complice en n’agissant pas assez efficacement.
« Les gens s’empoisonnent en toute inconscience » : Gérard Leray, militant écologiste de l’association Eau Secours 28 tire la sonnette d’alarme. Il y a deux ans déjà, le préfet d’Eure-et-Loir lui-même s’inquiétait de la pollution récurrente des eaux du département. « L’eau potable demeure une denrée rare en Eure-et-Loir », déclarait Jean-Jacques Brot en septembre 2009 aux élus locaux. Entre-temps, rien a été fait – ou presque. Les discours restent, les pollueurs aussi.
L’Eure-et-Loir ? Un département méconnu mais essentiel à l’économie française, au sud-ouest de l’agglomération parisienne. Un des fers de lance des exportations agricoles du pays où s’étendent, à perte de vue, des champs de céréales nourris des dernières innovations du secteur agro-chimique.
Mais pour près d’un quart de la population locale, ces champs sont aussi la principale cause d’une dégradation constante des ressources en eau. Autrement dit, ce sont près de 50 000 personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable dans le département, depuis près de trente ans. Selon un rapport de la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales du Centre publié en mai 2009, « la pollution diffuse [des eaux] est la conséquence, pour l’essentiel, des pratiques agricoles », et plus précisément de l’usage massif d’engrais chimiques azotés.
A ce titre, les chiffres avancés conjointement par la Préfecture et le Conseil général d’Eure-et-Loir sont éloquents : « La surface du département concernée par le dépassement de la limite des 50 mg/L de nitrates est passée de 10% en 1995 à 25% en 2000, puis 40% en 2001. La situation est restée stable de 2002 à 2008 du fait que ces hivers n’ont été que moyennement arrosés, mais on pourrait constater une nouvelle dégradation de la qualité dès le prochain hiver excédentaire en pluies. »

source : musée de l’Agriculture Le Compa
Et les nitrates ne sont pas les seules substances toxiques relevées par les services sanitaires : avec la Seine-et-Marne, l’Eure-et-Loir concentre 75% des restrictions de consommation d’eau potable en France, sur le critère des pesticides.
LEGISLATION ET LOBBYING
La situation particulière que connaît l’Eure-et-Loir est due en partie à sa structure géologique. « Grenier à blé » fertile et plateau de calcaire fragmenté, la Beauce occupe le quart du département. « Le sol y est très perméable. En sept jours seulement, l’eau polluée par les nitrates et les pesticides s’infiltre dans la nappe phréatique », explique Gérard Leray.
Pourtant, le décret du 12 septembre 2006 stipule, d’une part, que « l’épandage [est] interdit [...] sur les terrains [...] très perméables ». En d’autres termes, les méthodes de l’agriculture intensive n’auraient jamais dû y être autorisées.
La loi est claire, mais « impossible de la faire respecter », dénonce Bertrand Pouchin de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Cet habitant de Nonvilliers-Grandhoux, en plein coeur du département, a tenté à plusieurs reprises d’alerter les pouvoirs publics sur les pratiques illégales de certains de ses voisins céréaliers : épandage par grand vent, abandon de bidons de pesticides en pleine nature,… Tandis que la mairie ferait la sourde oreille, la gendarmerie refuserait de venir constater les infractions au Code de l’Environnement.
« Tenir tête à l’ensemble de ceux qui font ça, à un groupe céréalier, c’est s’exposer à des risques. J’ai reçu des menaces de mort, des coups de fil anonymes », témoigne celui qui a fondé l’association Eau Secours 28 en 2009.
Tout le problème est là : les manquements aux obligations environnementales sont légion en Eure-et-Loir, mais les pouvoirs publics laissent faire. Les raisons sont multiples. On pourrait d’abord souligner la dilution des responsabilités et des moyens financiers : la question de la pollution des eaux potables par les pratiques agricoles concerne trois ministères (Santé, Agriculture, Environnement) et autant d’échelons administratifs (commune, département, Etat).
Surtout, le lobbying du syndicat agricole majoritaire (la FNSEA) et des producteurs de semences et produits phytopharmaceutiques est régulièrement dénoncé par les associations écologistes – mais pas seulement. En février 2010, la Cour des Comptes affirmait : « Les comités de bassins des agences de l’eau [en charge du soutien financier au traitement préventif des eaux] sont dominés par les groupes professionnels, mieux à même de faire prévaloir leurs préoccupations dans la durée que les élus et les associations ». Une opinion partagée par le Conseil d’Etat en juin dernier : « une lutte efficace contre les pollutions diffuses d’origine agricole implique le courage de résister en temps utile aux intérêts ou secteurs économiques dont l’activité dégrade l’environnement ».
Dans un département rural tel que l’Eure-et-Loir, la collusion entre pouvoir et agriculture conventionnelle semble évidente : un quart de ses élus sont agriculteurs ou directement liés à l’activité agricole. Dans son bilan d’actions, le Conseil général d’Eure-et-Loir l’affichait clairement : « Il faut reconnaître que des facteurs tant administratifs que financiers ou encore humains freinent la poursuite » de l’action en faveur de l’environnement.
Face à des intérêts économiques colossaux, la poignée de militants de l’association Eau Secours 28 semble bien démunie. En novembre dernier, ceux-ci ont signé un partenariat avec WWF-France pour mener une campagne de sensibilisation des populations. « Il n’y pas de prise de conscience comme en Bretagne », déplore Gérard Leray. Dans les prochains mois, ils envisagent de mettre en place un site Internet regroupant les analyses effectuées par leurs soins dans chacune des 403 communes du département.
« UN PANSEMENT SUR UNE JAMBE DE BOIS »
L’exemple ne viendra probablement pas d’en haut. Depuis l’été dernier, l’Etat et la FNSEA semblent au diapason. Au mois d’août, le président de la République Nicolas Sarkozy demandait un moratoire sur les obligations environnementales ; en octobre, le ministre de l’Agriculture Bruno Le Maire réfléchissait à « adapter un certain nombre d’objectifs qui ne sont plus atteignables », tandis que le secrétaire général de la FNSEA, Dominique Barrau, dénonçait l’« excès de zèle » de la France.
En décembre, le président de la FDSEA 28, Eric Thirouin, réclamait une « pause environnementale », un élément de langage repris quelques jours plus tard par Bruno Le Maire.
Le 12 janvier dernier, lors de son entretien à l’Elysée, Xavier Beulin, président de la FNSEA et céréalier beauceron, demandait à Nicolas Sarkozy de « traduire en actes » les « souhaits » qu’il avait exprimés sur les questions environnementales, au salon de l’Agriculture en mars 2010. On se souvient de la phrase prononcée alors par le chef de l’Etat : « L’environnement, ça commence à bien faire ». Nitrates et pesticides ont encore de beaux jours devant eux.
Avec la multiplication des études alarmantes sur le sujet, les responsables locaux se veulent néanmoins rassurants et volontaristes. Depuis 2009, la préfecture d’Eure-et-Loir a décidé de ne plus autoriser d’extension d’urbanisation dans les communes délivrant une eau non-conforme à ses administrés. Les discours d’intention s’enchaînent, les plans d’actions aussi. Avec un seul mot à la bouche : l’interconnexion, qui consiste à raccorder les communes à une source d’eau potable commune en abandonnant les points de captage contaminés… sans les dépolluer.
Mais la solution miracle a un coût – « cent millions d’euros », selon Claude Térouinard, maire (apparenté UMP) du village de Châtillon-en-Dunois – et des détracteurs : « C’est un pansement sur une jambe de bois », s’insurge Gérard Leray, soutenu par le WWF-France : « Les mesures prises au niveau local permettent d’améliorer la qualité de l’eau potable sur le critère des pesticides mais cela ne traduit pas une amélioration de la qualité des eaux brutes ».
Sans oublier que les nappes souterraines communiquent : en pompant dans l’une d’entre elles, on crée une dépression qui entraîne l’eau de la nappe voisine – potentiellement polluée – en son sein. Dans son bilan d’actions de la 2e Charte de l’environnement, le Conseil général d’Eure-et-Loir prévoit que « sur près de 400 captages d’eau potable existants il y a vingt ans, seul un tiers d’entre eux pourrait être maintenu d’ici une dizaine d’années ».